lundi 5 mars 2012

Elections législatives en Iran: Enjeux et perspectives

Ce vendredi 2 mars a eu lieu l’élection en Iran du Majles, ou du parlement de la République islamique. Un appel au boycott avait été lancé par les forces de l’opposition réformistes dirigées par Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karroubi, mis en résidence surveillée, depuis l'été 2009.
Quelle est l'importance de cette élection et que reflètent les résultats ? S’agit-il comme le disent certains observateurs d’une bataille entre le guide de la république l’Imam Ali Khamenei et le président Mahmoud Ahmadinejad? Quels sont les enjeux dans le pays au moment où la tension régionale autour de l’Iran ne fait que monter? Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour mediapart.fr

Tout d’abord, il importe de préciser que cette élection est la première échéance populaire nationale depuis les élections présidentielles de 2009. Cette dernière avait été suivie par un soulèvement populaire massif, « le mouvement vert », contre ce qu’il considérait comme la confiscation de la volonté du peuple et la fraude électorale qui a mené au renouvellement du mandat du président Ahmadinejad.  Le soulèvement a été durement réprimé. Meurtres, arrestations, tortures, menaces, assignations à résidence, fermeture de forums sociaux et de certains organes de presse, tout y est passé y compris l’accusation de ceux qui soutenaient la révolte d’appartenir au camp de la discorde « al-fitna » (un terme ayant une signification religieuse renvoyant au blasphème) et des suppôts de l’ennemi étranger.

C’est la raison pour laquelle le régime, en particulier le guide de la république (Khamenei) qui a soutenu la répression, a cherché à démontrer à travers ces élections législatives de 2012 sa popularité et sa légitimité en espérant enregistrer le plus fort taux de participation pour délivrer deux messages. Le premier est destiné à l’intérieur, pour mobiliser la base sociale du camp conservateur (suite aux appels au boycott des réformateurs), et le second pour l’extérieur afin de prouver la cohésion du régime et la loyauté populaire à la république islamique. Le guide de la révolution entend également, à travers ces élections, réduire ou affaiblir le camp du président iranien Ahmadinejad, son ancien protégé et actuel concurrent au pouvoir exécutif.

Afin d’explorer plus en profondeur les faits cités avec leurs tenants et aboutissants, il importe de clarifier trois questions essentielles.

Premièrement : la place du Majles (parlement) dans le système iranien

Le Majles iranien constitue le pouvoir législatif. Il est composé de 290 députés élus selon le système majoritaire simple dans des circonscriptions individuelles (celui qui remporte le plus de votes gagne). Mais si le premier candidat n’obtient pas 25%, un deuxième tour départagera les candidats en tête. Toute candidature devra être validée par le « Conseil des Gardiens de la révolution » composé de 12 membres dont la moitié est nommée par le guide et l’autre désignée par la magistrature, et approuvée par le Majles. Ce dernier supervise le travail du gouvernement, vote les projets de loi et les rédige, nécessitant après son vote une approbation du « Conseil des Gardiens ».

Les deux tableaux suivants montrent la configuration du système politique iranien et la place du Majles en son sein.



L’élection du Majles en Iran est par conséquent l’expression la plus large et la plus significative de l’esprit des électeurs et de leurs choix politiques. Elle illustre les tendances dans les grandes et moyennes villes (respectivement Téhéran, Mashhad, Ispahan, Tabriz, Karajet et Chiraz), de même que dans les provinces et leurs caractéristiques socioculturelles et ethniques (voir carte ci-dessous).


Deuxièmement: Le paysage politique à la veille des élections

La rupture entre l’opposition et le pouvoir en Iran est aujourd’hui consommée. Depuis l'expérience du président Khatami, qui avait remporté deux mandats entre 1997 et 2005, et qui avait tenté des réformes politiques qui se sont heurtées à la résistance des conservateurs au sein des institutions de l’état, la tension entre « réformateurs » et « conservateurs » n’a cessé de monter. L’avortement de toute ouverture avec l’arrivée du président Ahmadinejad (entre 2005 et 2009) et les mesures prises pour effacer les traces du passage de Khatami a approfondi le clivage.

Avec l'élection présidentielle en 2009 et la victoire d’Ahmadinejad pour un second mandat sur fond d'accusations des réformateurs de fraude et avec le lancement de la « révolution verte » ou du « Mouvement vert », deux symboles des réformateurs ont émergé : Mir Hossein Moussavi, le candidat considéré gagnant  et dépossédé de la victoire et Mehdi Karroubi, un autre candidat et religieux modéré.
Leur base de soutien était essentiellement formée d’un public estudiantin, d’une grande partie de la classe moyenne urbaine ainsi que de nombreuses associations de la société civile et quelques membres du clergé. Le public conservateur quant à lui était constitué des bases sociales des structures sécuritaires et paramilitaires du régime (les Pasdarans - gardiens de la Révolution, les Basij - milices révolutionnaires) et des bénéficiaires de ses nombreux services sociaux (les associations pour les familles des martyrs - les centaines de milliers de combattants tués au cours de la guerre avec l'Irak entre 1980 et 1988 – et autres organisations de « solidarité »), en plus des groupes du clergé fidèles au guide Khamenei.

Un autre bloc est également apparu au centre, moins homogène, affichant sa sympathie avec les réformateurs, sans aller jusqu’à participer avec eux à la confrontation avec les conservateurs, et surtout sans viser directement (et publiquement) le guide dans ses critiques. Ce bloc avait pour principale figure un ancien président de la république, et l’actuel président du « Conseil du discernement de l’état »: Hachimi Rafsandjani. Un homme qui bénéficie de nombreuses relations et réseaux d’influences au sein des institutions politiques, religieuses et économiques, en particulier dans certains milieux du Bazar - la classe commerçante en Iran et l'une des forces sociales et politiques les plus importantes.

L’ancien président Khatami n’a pas occupé le premier rang puisqu’il a préféré se retirer même s’il était plus proche des réformateurs. Son frère Reza Khatami, opposant qui avait même dirigé des mouvements de contestations antérieurs à la révolution verte, est resté actif.

Le fait que le guide (et son fils Mojtaba qui joue un rôle important au nom de son père) ait eu une position tranchée en défendant Ahmadinejad et les résultats proclamés, a encouragé le ministère de l'Intérieur iranien et les forces du Basij à réprimer violemment les manifestations, arrêter des milliers de militants du mouvement vert, et procéder à des assignations à résidence. Des unions d'étudiants et organisations de jeunesse ont été dissoutes, les membres du clergé qui ont soutenu le mouvement ont été mis à l’écart tandis que Moussavi et Karoubi ont été placés en résidence surveillée dans deux lieux inconnus à ce jour. Le mouvement vert a donc été considérablement affaibli et temporairement banni de la rue. La censure et les restrictions sur les médias et la presse, le contrôle par « l’Assemblée des experts » des candidatures ont pesé sur les préparations aux élections législatives de 2012. Les réformistes ont ainsi décidé de boycotter en raison des obstacles mis à leur participation, mais aussi pour montrer la faiblesse de la légitimité populaire du régime.

De là, la bataille a été confinée à l'intérieur des rangs du camp conservateur, qui a vu après l'expérience de 2009 des divisions se produire entre plusieurs tendances, dont deux qui se sont démarquées et clairement affrontées à partir de fin 2010.

Troisièmement : les raisons des divisions dans le camp des conservateurs

Le camp conservateur (au pouvoir donc depuis 2005) s’est divisé après les élections de 2009 et la répression du soulèvement contre les élections, entre les fidèles au guide Khamenei, et ceux soutenant le président Ahmadinejad, pour trois raisons principales.

La première est liée à des questions d’ordre religieux. Le guide de la République (Khamenei) et son président (Ahmadinejad) proclament être tous les deux en lien direct avec l'Imam Mahdi. Le Mahdi est le douzième imam pour les chiites duodécimains. Il aurait disparu au cours du IXème siècle. Les chiites croient en son retour (précédant Jésus) avant la fin des temps pour apporter justice au monde après qu’il ait été gagné par l’oppression. Khamenei en tant que Guide suprême, « Waliyy al-faqih », est le chef religieux et politique des chiites, en l'absence de l’Imam Mahdi : il est le Na’éb al-Imam, vice-Imam. Il le représenterait auprès de ses disciples et serait le responsable des affaires des chiites jusqu’à son retour. Certains des proches de Khamenei prétendent même qu’il aurait été en communication avec lui à plusieurs reprises.
Dans le même temps,  Esfandiar Rahim Mashaei, un proche du président Ahmadinejad et Ahmadinejad en personne ont également affirmé que le président a communiqué avec le Mahdi. Il a été dit par l’entourage de Ahmadinejad que ce dernier représentait un des signes de la réapparition de l’Imam et que ses actions accélèreraient son retour. Ce qui a provoqué la colère de Khamenei et ses conseillers accusant Ahmadinejad de trahison et d’outrepassement de son rôle de guide et de sa position.

La deuxième raison est liée à la détérioration de la situation économique de l'Iran associée à l’embargo, mais également à l’élargissement des cercles de corruption au pouvoir. Le cercle proche de Khamenei a fait porter la responsabilité de ces fléaux au président Ahmadinejad, en raison de sa mauvaise gestion des dossiers économiques et administratifs.  Des décisions ont été prises ces deux dernières années pour démettre des proches du président de leurs fonctions et les remplacer par des proches du guide Khamenei.

La troisième raison est le conflit autour de la succession et de la prochaine étape. Ahmadinejad est sur le point de terminer son second mandat (dans un an). Il n’aura plus le droit de se présenter et souhaiterait soutenir la candidature de l’un de ses alliés. Khamenei
veut également gagner un parlement et des institutions qui lui seront loyaux pour s'assurer d’un président proche de lui et de son fils (qui pourrait à son tour être son propre successeur).


Le déroulement des élections et les résultats : Khamenei resserre les rangs

La concurrence électorale s’est ainsi limitée vendredi dernier à quatre grandes listes (parmi une dizaine) et des centaines « indépendants » :

- La liste Jebheh Mottahed-e Osoolgarayan – JMO (le front uni des « principlistes ») très fidèle à Khamenei et dirigée par Ayotollah Mahdavi Kani (président de l’assemblée des experts).
- La liste Jebheh Paaydaari-e Enghlelab-e Eslami - JPEE, (le front persistant de la révolution islamique) dirigée par le très conservateur Mesbah Yazdi , qui était le défenseur le plus ardent d'Ahmadinejad durant son premier mandat, et qui a pris ses distances depuis l’affaire de Mashaei (déjà cité, c'est-à-dire communication d’Ahmedinajad avec l’Imam Mahdi). Cette liste contient tout de même des fidèles d’Ahmadinejad affrontant les candidats du JMO dans les grandes villes, alors que leurs bases sociales se sont chevauchées dans plusieurs régions rurales.
- La liste Jebheh Eistaadegi Enghelab-e Eslami - JEEE (le front de la résistance de la révolution islamique), dirigée par le général Mohsen Rezaei, ancien chef des Pasdarans (les Gardiens de la révolution) et membre actuel du « Conseil du Discernement de l’Etat » qui a souhaité tout en soutenant Khamenei se présenter en alternatif des JMO et JPEE. Rezaei ne cache pas son désir d’annuler la fonction de la présidence de la république et de renforcer le poste de premier ministre.
- La liste Jebheh Montaghedan-e Dolat - JMD (le front des critiques du gouvernement nommée aussi « voix de la nation ») dirigée par Ali Motahari et Hamid Reza Katouzian deux membres actuels du Majles très virulent envers Ahmandinejad. Leur liste regroupe des candidats conservateurs réunis par leur forte opposition au président.

A ces listes se sont ajoutées d’autres petites alliances électorales et beaucoup de candidatures indépendantes.

Les résultats disponibles lundi matin 5 mars indiquent une victoire des candidats affiliés à Khamenei. En effet, les résultats de 224 sièges déjà annoncés (sur les 290 – les autres passeront un second tour), montrent que les « principlistes » en ont gagné près de la moitié, les fidèles d’Ahmadinejad n’en ont obtenu qu’une quarantaine tandis que les autres sièges ont été attribués à des candidats des différentes listes et des indépendants (y compris 19 réformateurs qui n’ont pas respecté le boycott et qui ont mobilisés leurs fidèles). Ali Larijani (president du Majles sortant) et opposant à Ahmadinejad a gagné sa réélection à Qom, fief des ulémas chiites d’Iran, et au moins 100 gagnants feront leur entrée pour la première fois au Majles. Par ailleurs, les candidats de la JMD les plus opposés à Ahmadinejad ont subi une grande défaite. Ces résultats montrent donc que Khamenei a asséné un coup politique au président, sans pourtant l’anéantir. Les candidats élus en dehors des listes joueront un rôle important dans la détermination du rapport de force « final ». Une séance parlementaire est déjà prévue vendredi prochain (9 mars) pour demander au président des comptes sur la situation économique.

En ce qui concerne le taux de participation, il a fait l’objet de nombreuses polémiques. Alors que des sites d'opposition réformistes ont confirmé que le taux n'avait pas dépassé les 30% et 20% dans certaines circonscriptions et régions (notamment celles des grandes minorités ethniques), le ministère de l’intérieur iranien affirme que le taux a dépassé les 64%. Une faute en direct sur la télé iranienne dimanche 4 mars du directeur de la commission gouvernementale des élections, M. Mortazavi, estimant le taux de participation à 34,4% avant de s’excuser et de rectifier « 64,4% », fut considérée comme un lapsus révélateur (vidéo de son entretien). 


Bien qu'il soit difficile de confirmer les chiffres, il est clair que chaque camp (participation vs boycott) souhaite s’attribuer une victoire, et par conséquent une légitimité populaire.

Un fait reste important à mentionner : la participation-surprise de l’ancien président Khatami à l’élection (alors qu’il avait soutenu l’appel au boycott) et son apparition dans son village natal vendredi pour voter a fait l’objet de nombreux commentaires. Certains opposants l’accusent même de trahison. Aucun communiqué de son entourage n’a encore expliqué les raisons de son acte. Il pourrait être le fruit d’un accord conclu avec Khamenei. Certains ont évoqué la libération d’opposants politiques.

Quel Iran maintenant?

L’Iran semble donc aborder une phase de tensions internes et de fissures au sein de l’establishment, avec des tentatives de Khamenei de contrôler la situation et de ramener les centres de pouvoir à l’intérieur de son cercle étroit.  Cela réduirait considérablement les soutiens du régime. Il pousserait l'opposition réformiste vers une plus grande radicalisation dans ses positions, et ouvrirait également la porte à des règlements de comptes entre Ahmadinejad et ses adversaires, au risque de faire de la dernière année du mandat présidentiel une année de crises politiques récurrentes.

Tout ceci intervient à un moment où les pressions économiques et diplomatiques sont en constante augmentation sur le régime avec un effondrement économique qui s’accélère. Cela coïncide également avec des défis auxquels il est confronté dans la région du moyen orient de l’Irak à la Syrie, avec Washington qui tente de freiner (du moins temporairement) une action militaire israélienne unilatérale contre les installations nucléaires iraniennes. Il convient de mentionner que la réunion d'Obama et de Netanyahu, lundi 5 mars au soir sera consacrée en grande partie à ce dossier.

L'Iran comme à chaque échéance interne ou externe teste son régime politique et sa capacité à résister encore une fois à des conditions difficiles. La question de savoir « Où va l’Iran » dans le moyen orient reste donc toujours d’actualité (voir notre dernier article sur le sujet)...