jeudi 7 juin 2012

Zakaria Tamer, l'éperon exilé

J’aimerais pouvoir un jour insulter tous les responsables politiques syriens dans un café damascène sans ressentir de peur ni craindre la prison

Zakaria Tamer est un nouvelliste syrien né à Damas en 1931. Autodidacte, journaliste, et pionnier dans son genre littéraire, il a publié de nombreux recueils : « Printemps de cendre », « Le hennissement du coursier blanc », « Neiges d'une fin de nuit », « Pourquoi le fleuve s’est tu », « Damas des embrasements », « Les tigres au dixième jour », « L’appel de Noé », « Nous rirons », et « Le hérisson ». Il vit en exil en Angleterre depuis 1981.
Le 21 janvier dernier, Tamer a décidé d’accompagner la révolution syrienne au moyen d’une page facebook intitulée « Al-Mihmaz » (l’éperon), et écrit chaque jour des petits messages, parfois des petites nouvelles fidèles à son style et à ses engagements humanistes.
Ci-dessous son entretien avec Ziad Majed et trois de ses derniers textes traduits de l’arabe par Nadia Aissaoui, parus dans l’Orient Littéraire.

ZM : Vos écrits, vos nouvelles expriment par leur style littéraire, leur symbolisme et leur temporalité des positions claires concernant les causes ayant trait à la liberté, la justice, l’égalité, le pouvoir et le despotisme sans leçons de morale ou prédication. Vous savez sans doute que la nouvelle des « Tigres au dixième jour »[1] est devenue, en plus d’être une matière d’études dans des écoles de nombreux pays, une fable, une référence en termes d’illustration des questions de l’oppression, la citoyenneté, et le domptage. Comment avez-vous trouvé un équilibre dans votre œuvre entre la qualité littéraire et l’engagement humaniste ? Et pourquoi avez-vous opté pour ce courant littéraire (des nouvelles)? 

ZT : Celui qui aspire à inventer quelque chose de nouveau dans le domaine de la « science » se doit de passer en revue l’ensemble des réalisations scientifiques pour apporter du nouveau s’il est un créatif.
Avant même de me lancer dans l’écriture, je prétends avoir lu à peu près tout ce que la bibliothèque arabe comprend, en œuvres originales ou traduites. Je ne me suis pas limité pour autant à la littérature. Je me suis intéressé aux écrits politiques, philosophiques, économiques, militaires et même en rapport avec l’agriculture. Je l’ai fait avec la disposition saine de celui qui est prêt à digérer toutes sortes de matières pour les transformer en éléments nourrissants pour grandir. Ce que j’ai lu a été la matière brute qui m’a permis de coucher sur papier ma vision de l’Homme et de la vie. Je l’ai fait pour exprimer ma propre voix et non pas pour être l’écho des voix des autres car je considère que lorsque l’écrivain n’est qu’un écho, il perd l’essence même de son existence en tant qu’écrivain. Son écriture devient alors une sorte d’audace peu recommandée et qui n’est pas exempte d’insolence et d’idiotie.     
Lorsque j’ai commencé à écrire les nouvelles, je n’ai pas essayé d’imiter ou de me plier à des genres dominants. J’ai écrit ce que je souhaitais exprimer convaincu que celui qui croit qu’il n’est pas réaliste l’est par excellence. Quand j’écris une nouvelle, je jouis d’une liberté qui me manque dans la vie quotidienne. Mes nouvelles tentent d’ignorer les frontières entre les différents mondes, entre la vie et la mort, l’illusion, le rêve, l’imaginaire et l’atroce réalité. L’abolition de ces frontières est à mon avis, l’accomplissement le plus important dans mes histoires car elle est la plus à même de capter les profondeurs cachées de ces créatures humaines qui vivent à la surface de la terre arabe.

ZM : Nous avons découvert - pour notre grande joie - une page facebook intitulée « Al-Mihmaz » (l’éperon). Elle est dédiée à vos écrits qui accompagnent la révolution syrienne et au printemps de la liberté en Syrie. Pourquoi facebook ? Comment voyez-vous votre expérimentation de ce monde virtuel-réel dans lequel vous interagissez directement avec des lecteurs, des amis, l’actualité, les images et où vous recevez des commentaires et des LIKE auxquels vous répondez de temps en temps ? 

ZT : Dès que les ordinateurs se sont répandus dans le monde arabe je m’y suis mis. Seulement, mon utilisation était limitée à l’écriture, la lecture de la presse et des revues et la recherche d’informations nouvelles. Je n’ai pas approché le monde des blogs, de facebook et de twitter, je l’ai même fui en raison de l’utilisation arabe qui en a été souvent faite. C’est devenu un lieu d’échange de non-sens, d’arrogance et de vanité.

Lorsque les syriens ont pris la rue pour revendiquer la liberté et le changement, je n’avais à l’époque aucun contact avec les médias. Aucun journal ni revue ou radio ou télévision ne m’ont contacté pour avoir mon opinion et ma position sur ce qui se passait. Même les habitués des pétitions ne m’ont rien proposé.  Comme si on voulait attribuer la révolution à certains et non pas présenter les positions des différents acteurs syriens dans les domaines de la littérature, de la culture, de l’art et de la politique…
Pour faire court, je me suis retrouvé privé de toute possibilité d’exprimer ma position de soutien à la révolution syrienne qui va de soi et qui s’inscrit dans le prolongement de tout ce que j’ai écrit ces cinquante dernières années. Je n’ai pas pu échapper au recours à facebook et je m’y suis très vite adapté même si je ne l’utilise pas pour discuter et débattre mais plutôt pour publier des textes courts ou longs comme je l’aurais fait dans la presse. A présent, tous les matins j’ai le sentiment de publier mon propre petit journal quotidien dans lequel j’écris tout ce que je veux, sans censure ni censeur, sans peur de l’instrumentalisation d’où qu’elle vienne.
Il faut reconnaitre que facebook a réussi à me surprendre. Parfois j’ai le sentiment d’être sur un territoire qui n’est pas le mien. Je me sens comme un vieillard barbu et enturbanné, invité à une soirée arrosée pleine de gens bruyants, d’alcooliques et de toxicomanes. On y trouve des pages d’une frivolité et superficialité débordantes qui ont pourtant une audience et une quantité impressionnante de fans, et d’autres dignes de respect et de considération qui reflètent le merveilleux visage de l’être arabe.

J’ai connu aussi à travers facebook des personnes magnifiques et qui me sont chères. Il me permet de mieux connaitre les gens, leurs sentiments et leurs opinions. Cette connaissance est indispensable à tout écrivain, c’est une richesse et un formidable carburant. En ce qui concerne les commentaires sur ce que j’y publie, ils sont si furtifs et invraisemblables que j’ai le sentiment d’être dans un asile psychiatrique. C’est aussi facile de vous qualifier de génie de son époque que de vous accuser de traitrise et d’avoir vendu votre âme pour une poignée de dollars.
En outre ce qui m’enchante le plus, c’est que la majorité de mes amis sur la page « Al- Mihmaz » sont des jeunes.


ZM : Qu’évoque la révolution Syrienne en vous? Est-elle source de sidération ? A-t-elle changé votre relation à la Syrie et à ses gens ?

Ma réponse à cette question risque de paraitre contradictoire. La révolution Syrienne m’a sidéré, oui et non. Cette contradiction tient au fait que je croie qu’aucun citoyen syrien ne soutient ce pouvoir brutal. Mais le citoyen est double : il y a une partie cachée en lui qui hait viscéralement ce pouvoir hégémonique et souhaite sa chute, et une partie visible qui le soutient, chante ses louanges et obéit à ses ordres. La révolution a permis de fusionner ces deux personnalités en une seule solide comme un roc, prête à mourir pour son idéal, revendiquant la liberté et son affranchissement du despotisme. 

Il est clair qu’un certain changement intangible dans ma relation avec la Syrie s’est produit après que le peuple syrien ait prouvé par ses sacrifices qu’il est surnaturel. Tout créatif ne saurait être blâmé d’être fier d’appartenir à ce peuple.

ZM : Vous m’avez-dit un jour que les tigres demeureraient toujours des tigres. Pensez-vous qu’aujourd’hui un onzième jour pourrait être rajouté à ceux des tigres (les dix) ?

Il me semble que l’ajout d’un onzième jour affaiblirait la nouvelle et l’affecterait d’un point de vue littéraire. Ce qui se dirait le onzième jour a déjà été dit dans les dix jours lorsque le tigre a été érigé en héros de l’histoire. Le tigre dans le cirque est une bête sauvage, indomptable. Chaque numéro de domptage n’est qu’une victoire éphémère. 

ZM: Envisagez-vous de retourner vivre à Damas si le régime tombe? Craignez-vous la montée de l’islam politique ?

ZT: La raison « officielle » pour laquelle j’ai quitté Damas c’est mon interdiction d’être publié en Syrie et à l’étranger. La raison « officieuse » et principale, c’est que j’ai assisté un jour à une confrontation sanglante près de mon domicile entre les services de renseignements et un frère musulman recherché. Lorsque les munitions de ce dernier se sont épuisées, il s’est fait exploser avec deux grenades. Son corps déchiqueté est resté plus de deux heures éparpillé dans la rue et j’ai vu des enfants jouer avec les lambeaux de chair et se les renvoyer à coups de pieds. J’ai compris à ce moment-là que je vivais dans un monde que j’étais incapable de comprendre, avec lequel je n’avais pas de lien et le mieux que j’avais à faire était de le fuir. Ce que j’ai fait, sans désolation et sans remords.

Peu importe si je reste à Oxford ou je rentre à Damas. L’important est que la Syrie se libère de ce régime monstrueux qui a déformé les êtres humains et les a tellement corrompus.
Quant aux courants islamistes, je ne crains pas leur montée tant qu’ils représentent le choix populaire. Si ce dernier s’avère mauvais, ceux qui l’ont fait en subiront les conséquences.

ZM : Quel est votre souhait pour les jours qui viennent?

ZT : J’ai toujours été un homme sans attentes, vivant au jour le jour sans me projeter. Aujourd’hui, du haut de mes 81 ans, je souhaite que la Syrie ait la chance de se libérer du despotisme et la terreur qui l’a dominée durant un demi-siècle. J’aimerais avant de quitter ce monde pouvoir m’asseoir dans un café damascène et insulter à voix haute tous les responsables politiques syriens, un à un, sans ressentir de peur ni craindre la prison.


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Notre prochain président
Le people syrien est furieux et demande à son président de démissionner et de partir. Monsieur le président aimerait bien présenter sa démission et disparaitre, mais il tarde à le faire pour des raisons humanitaires. Son fils âgé de neuf ans a depuis toujours été traité comme un futur président. D’ailleurs la constitution va être changée pour qu’il puisse le devenir à dix ans. Si jamais on lui annonçait qu’il ne deviendrait pas président, il pleurerait et hurlerait : Mon grand-père était président et mon père l’était également ! Il est certain qu’il aura des troubles psychologiques incurables et ça, aucune âme noble ne pourrait l’accepter.
Des fins différentes
Le bois se consume pour ne laisser que de la cendre froide. L’insurgé se consume et allume un feu qui anéantit les fils barbelés semés entre les citoyens et crée une poigne capable de vaincre les monstres et leur creuser les tombes qu’ils méritent. 
Les tyrans se consument, alors chaque citoyen retrouve un visage humain perdu des décennies durant et le jasmin fleurit dans le sang qui coule dans ses veines.

Tentative pour décrire quelqu’un

Il y avait un soldat dans les armées de Holako qui incitait ses collègues à brûler tous les livres qu’ils trouvaient sur leur passage. Il leur disait que le meurtre des hommes et des femmes faisait partie du métier de soldat et un devoir inéluctable, tandis que le meurtre d’un livre est une passion qui procure chaleur et plaisir. Il cria d’une voix chevrotante : qu’y a –t-il de plus beau que de regarder des idées griller et se tordre de douleur ? 
Z. T.





[1] Dans la nouvelle "Les tigres au dixième jour", l’écrivain raconte comment un dompteur est parvenu, en présence de ses élèves, à dompter un tigre fier en dix jours. Le premier jour, il l’affame. Le deuxième jour, il le force à imiter les cris des animaux domestiques avant de lui donner à manger. Le troisième jour, il l’oblige à écouter ses discours et à l’applaudir même s’il n’en comprend rien… Au neuvième jour, le dompteur lui apporte une botte d’herbe. Alors, le tigre dit : « Qu’est-ce que tu m’apportes ?! Je suis carnivore ! » Le dompteur répond : « À partir d’aujourd’hui, tu ne mangeras que de l’herbe. » Le tigre sur le point de mourir de faim essaie d’en manger. Rebuté par son goût, il s’en éloigne dégoûté. Il revient tout de même peu après pour réessayer de manger, et s’habitue peu à peu à son goût. Au dixième jour, le dompteur disparaît, ses élèves, le tigre et la cage aussi. Le tigre se transforma alors en citoyen et la cage en ville.