samedi 1 mars 2014

Face au silence des intellectuels, il faut rompre la solitude du peuple syrien

"Nous, intellectuels de France et d'Europe, exhortons nos responsables politiques à répondre aux appels à l'aide de la population syrienne, avant que l'idéal démocratique de la révolution syrienne ne succombe sous les coups conjugués des barbaries assadienne et djihadiste" - Cécile Boëx; Hamit Bozarslan; Leyla Dakhli; Pierre Lory; Ziad Majed; Nadia Marzouki; Franck Mermier; Olivier Roy; Leïla Vignal.
Tribune paru dans Le Monde, le 1er mars 2014.


Dans Le Monde des 7-8 juillet 2013, Yassin Al-Haj Saleh, écrivain et opposant syrien ayant passé seize ans dans les geôles d'Hafez Al-Assad, lançait un appel à l'aide aux intellectuels du monde depuis la Ghouta de Damas encerclée, affamée et bombardée.

A quelques rares exceptions près, peu de consciences universelles, ou se prétendant telles, se sont portées au secours de la population syrienne massacrée par le régime barbare des Assad. Les quelques intellectuels qui, dans la foulée des soulèvements arabes, s'étaient initialement exprimés en faveur de la révolution syrienne se cantonnent aujourd'hui dans un silence prudent, d'autant que la militarisation d'une partie de l'opposition, suscitée par la répression féroce du régime, s'est accompagnée de la montée en puissance des groupes armés islamistes et djihadistes.

D'autres, comme le philosophe Slavoj Zizek (The Guardian, 6 septembre 2013), dénient toute dimension émancipatrice à un soulèvement qui ne mènerait qu'à la "talibanisation" du pays si jamais elle renversait ce régime "laïque" et "protecteur des chrétiens".

En prenant, en fin de compte, parti pour ce dernier, cet intellectuel révèle une ignorance confondante des réalités de la société syrienne. Ce mépris pour les faits et la société syrienne se retrouve d'ailleurs dans le positionnement de nombreuses forces de gauche, soi-disant anti-impérialistes, dont la perception de la guerre en Syrie est brouillée par les effets conjugués des épouvantails islamiste, états-unien, voire saoudien et qatariote, s'accommodant sans trop de gêne des ingérences russe et iranienne.

Dans cette méconnaissance des enjeux propres à la révolution syrienne, que l'on ne peut réduire à sa seule dimension géopolitique, se reflète cette force des stéréotypes que l'on peut repérer sur tout le spectre de l'échiquier politique, et qui ne voit, dans les sociétés arabes, qu'une réplique d'une même configuration, attitude caractéristique du quant-à-soi occidental.

Les différences entre la Syrie, l'Egypte, la Libye, le Yémen, l'Irak et la Tunisie sont gommées pour ne retenir que les saillances de l'hydre islamiste, du conservatisme sociétal et de l'aporie démocratique. Ne considérer les peuples du monde arabe qu'à partir du prisme des rivalités géopolitiques, c'est, dans la pire des perspectives, ne les voir que comme objets de complots tramés ailleurs, soit comme les pions de grands jeux régionaux et internationaux qui les dépassent.

Finalement, à l'heure où les sociétés du monde arabe s'affirment comme nations distinctes et s'éloignent du modèle suranné des panarabismes nassérien et baasiste, une perception commune, partagée par nombre d'intellectuels et de responsables politiques en Occident, les renvoient à leur interchangeabilité politique et identitaire. Dans cette optique, nulle place n'est donnée à l'initiative et au dynamisme des individus et des sociétés, à leur pluralisme et leur inventivité. Sous-jacente à cette vision se lit une complaisance pour une ignorance lettrée qui n'a que faire du savoir sur des sociétés spécifiques.

Et que penser de cette autre complaisance coupable de certains médias qui relaient la propagande du régime de manière insidieuse, en ne précisant pas que leurs reportages ont été réalisés avec son aval et sous sa protection, ou érigent de faux experts autoproclamés de la Syrie en voix légitimes d'une opinion informée ? Si les médias doivent ouvrir le débat aux opinions discordantes, il est aussi de leurs responsabilités d'informer sur les conditions de leur production.

@AFP - Camp de Yarmouk, sud de Damas

L'appel à l'aide de Yassin Al-Haj Saleh était resté sans réponse dans la torpeur estivale et avait été ensuite noyé par le bouillonnement médiatique suscité par les massacres à l'arme chimique commis par le régime et par l'improbable intervention punitive occidentale. La conférence Genève 2 a révélé que le régime de Damas ne s'est prêté à cette farce onusienne que pour continuer à massacrer en toute impunité sa population et pour préparer une offensive de grande envergure sur Yabroud, au nord de Damas, ville symbole de la coexistence communautaire et de la force toujours vivace du mouvement de résistance civile.

En octobre 2013, Yassin Al-Haj Saleh a dû quitter précipitamment la Syrie, tandis que son épouse et son frère ont été enlevés. Il vit aujourd'hui en Turquie, où il continue son action pour une Syrie libre et démocratique. La solitude du peuple syrien est à la mesure de la tragédie qui le frappe et des atermoiements de ses " amis " pour y mettre fin, ce qui ne pourra se faire qu'en lui donnant tous les moyens de sa victoire.

Nous, intellectuels de France et d'Europe, exhortons nos responsables politiques à répondre aux appels à l'aide de la population syrienne, avant que l'idéal démocratique de la révolution syrienne ne succombe sous les coups conjugués des barbaries assadienne et djihadiste.

Cécile Boëx, maître de conférences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Hamit Bozarslan, directeur d'études à l'EHESS ; Leyla Dakhli, chargée de recherche au CNRS ; Pierre Lory, directeur d'étude à l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) ; Ziad Majed, professeur des études du moyen-orient à l'American University of Paris ; Nadia Marzouki ; Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS ; Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS ; Leïla Vignal, maître de conférences à l'université Rennes-II.