jeudi 7 août 2014

Qu’attendent les Palestiniens pour ouvrir la porte de la CPI? - Alia Aoun

Les civils de Gaza meurent par centaines sous le feu de l’armée israélienne et une question lancinante demeure sans réponse : qu’attendent donc les palestiniens pour saisir la Cour pénale internationale (CPI)?
Le texte intégral de l'article de Alia Aoun, paru mercredi 6 aout dans Le Monde.

Depuis que la Palestine a obtenu le statut d’Etat observateur à l’ONU[1], à l’issue d’un vote largement favorable des Etats membres de l’organisation en date du 29 novembre 2012, la voie d’accès à la justice pénale internationale lui est largement ouverte.

L’offensive israélienne contre Gaza a pourtant pu démarrer et prospérer depuis le 8 juillet sans que l’Etat de Palestine n’ait adhéré au Statut de Rome qui lui eut permis de saisir la juridiction pénale universelle.

Subitement, deux annonces se sont succédé, à près de 48 heures d’intervalle :

Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a décidé, le 23 juillet, de créer une commission d’enquête internationale indépendante, chargée « d’enquêter sur toutes les violations du droit international… dans le territoire palestinien occupé… dans le cadre des opérations militaires menées depuis le 13 juin 2014… [2]»

Le 25 juillet 2014, un avocat français a annoncé avoir déposé plainte devant la CPI, « au nom du ministre de la Justice, Etat de Palestine et du Procureur général de Gaza», pour les crimes de guerre commis à Gaza dans le cadre de l’opération dite « bordure de protection.[3] »

La correspondance adressée à la Cour demande au Procureur d’ouvrir une enquête, sur le fondement de l’article 15.1 du Statut de Rome. L’avocat affirme que la plainte est recevable en arguant de la déclaration de compétence effectuée par l’autorité palestinienne, le 22 janvier 2009, soit avant le vote de l’ONU reconnaissant à la Palestine le statut d’Etat non-membre.

L’ancien procureur de la CPI, Monsieur Moreno-Ocampo, avait pris son temps pour annoncer, à plus de trois ans d’intervalle, en avril 2012, qu’il refusait d’enquêter sur les crimes dénoncés en vertu de la déclaration palestinienne, en raison du doute sur la qualité d’Etat de la Palestine.

Cette décision, éminemment discutable[4], a, de fait, bloqué l’accès de la Cour aux palestiniens, du moins jusqu’au 29 novembre 2012. Depuis que le vote de l’ONU a changé la donne, la nouvelle Procureure de la CPI, Madame Fatou Bensouda a donné à entendre, plus d’une fois, que « la balle est désormais dans la cour des palestiniens[5]

Rien ne s’est pourtant passé jusqu’au déclenchement des attaques qui ensanglantent depuis des semaines la ville assiégée, visent indistinctement habitations et hôpitaux et déplacent, par dizaines de milliers, les Gazaouis assiégés dans une « bande » de territoire de 360 kilomètres carrés.

Comment comprendre cette initiative conjointe du ministre de la Justice, basé en Cisjordanie et du Procureur général de Gaza?
Si la plainte était jugée recevable, quelle sera l’étendue de la compétence de la Cour ?
Comment l’exercice éventuel de cette compétence s’articule-t-il avec la mission de la commission d’enquête internationale ?

La compétence de la Cour

La CPI exerce sa compétence à l’égard des crimes internationaux définis dans son statut[6] si le ou les individus suspectés sont ressortissants d’un Etat partie au Statut de Rome ou bien si le crime a été commis sur le territoire d’un Etat partie[7].

Un Etat qui devient partie au Statut accepte par là même la compétence de la Cour[8] sur les crimes postérieurs à la date de son adhésion au Statut. Ni Israël ni la Palestine n’étant parties au Statut de Rome, la compétence de la Cour pour les crimes commis à Gaza ne peut s’exercer en vertu de cette règle.

La compétence de la CPI peut également résulter d’une décision du Conseil de sécurité de l’ONU, agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies[9]. C’est la seule hypothèse dans laquelle la Cour peut exercer sa compétence vis-à-vis de crimes commis sur le territoire ou attribués à des ressortissants d’un Etat non partie à la convention de Rome. Il en fut ainsi pour la Lybie et le Soudan. Compte tenu de la composition politique du Conseil et du soutien dont Israël bénéficie auprès d’au moins trois des cinq membres permanents, il est fort improbable que l’initiative se reproduise pour les crimes commis à Gaza.

Il existe une troisième et dernière hypothèse dans laquelle la Cour peut exercer sa compétence : sur déclaration d’un Etat, effectuée en vertu de l’article 12.3 du Statut, acceptant que la CPI exerce sa compétence sur son territoire et à l’égard de ses ressortissants.

En vertu de cette démarche, l’Etat peut décider d’étendre la compétence de la Cour à des crimes antérieurs à la date de la déclaration.

C’est le sens de la déclaration effectuée, le 22 janvier 2009, par l’Autorité palestinienne, auprès du Greffier de la CPI.

La déclaration d’acceptation de compétence en date du 22 janvier 2009

À cette date, l’Autorité palestinienne a déclaré reconnaître la compétence de la Cour pour les crimes commis sur le territoire palestinien depuis le 1er juillet 2002. À travers cette déclaration, l’autorité nationale a défini la compétence temporelle de la Cour aussi largement  que possible en la faisant remonter jusqu’à la date d’entrée en vigueur du Statut de Rome.

C’est sur cette déclaration, écartée en son temps par le Procureur Moreno-Ocampo, que s’appuie la plainte adressée à la Cour le 25 juillet 2014.

Les auteurs de cette nouvelle plainte ont pourtant limité son champ d’application aux crimes de guerre commis à Gaza dans le cadre de l’opération dite « bordure de protection» en juin et juillet 2014.

Alors qu’elle aurait pu, et peut-être dû être adressée à la Cour au nom de l’Autorité palestinienne, elle est l’œuvre de deux mandants : Monsieur Saleem Al-Saqqa, ministre de la Justice de Palestine et Monsieur Ismail Jabr, Procureur général de la Cour de Gaza.

Il est à craindre que cette volonté affichée de montrer un accord politique entre une autorité apparentée au Fatah et une autre s’exerçant sur un territoire dominé par le Hamas ne rime qu’à souligner, en contre-point, une dichotomie du leadership palestinien. On ne peut que regretter que les vicissitudes passées et présentes rencontrées sur le chemin de la reconnaissance d’un Etat palestinien n’aient pas servi à inspirer une démarche unifiée[10].



La saisine de la Cour

Concurremment avec le Conseil de sécurité, chacun des 122 Etats parties ou bien le Procureur, de sa propre initiative, peuvent saisir la Cour de crimes internationaux mais seulement si ces derniers ont été commis sur le territoire d’un Etat membre - ou ayant accepté la compétence de la Cour - ou bien attribués aux ressortissants d’un tel Etat.

La démarche palestinienne du 25 juillet 2014 se fonde sur l’article 15.1 du Statut : elle sollicite que la Procureure prenne l’initiative d’ouvrir une enquête. Or, la Procureure ne peut agir, dans ce cadre, que si elle obtient l’autorisation de la Chambre préliminaire pour ouvrir une enquête au regard des renseignements qui lui ont été communiqués.

Il faudra donc attendre que Madame Bensouda décide de saisir les juges de la Cour et que ces derniers se prononcent sur la validité de la déclaration de compétence effectuée en janvier 2009.

Le choix de ce processus long et aléatoire se comprend difficilement. Puisque la plainte du 25 juillet 2014 se fonde, volontairement, sur la déclaration de compétence du 22 janvier 2009, l’enquête ne commencera que si la Cour valide cette démarche, effectuée à une date antérieure au vote des Nations Unies, le 29 novembre de la même année.

La nécessité d’un processus pérenne et efficace

Pourquoi tant de complication alors qu’il eut suffi aux représentants légitimes des Palestiniens, de souscrire une nouvelle déclaration de compétence, dont la légalité serait incontestable, dans laquelle ils engloberaient, une nouvelle fois, les crimes commis depuis le 1er juillet 2002 ?

Pourquoi l’Autorité palestinienne tarde-t-elle à concrétiser sa volonté maintes fois proclamée d’adhérer au Statut de Rome et de devenir un Etat partie?

En raison de pressions diplomatiques de la part de partenaires ou de parrains qui estimeraient que l’accès de la Palestine à la CPI serait un obstacle aux négociations de paix ? De quelle paix et de quelles négociations s’agit-il ? Quels sont les acquis que les Palestiniens risqueraient de voir disparaître s’ils s’accordaient la possibilité de se voir reconnaître comme sujets de droit international ?

Ils verraient se tarir les aides financières qui leur permettent de bâtir des infrastructures elles-mêmes promises à une destruction probable lors de la prochaine offensive israélienne ?

Il est certain qu’une fois acquise, la compétence de la Cour vis-à-vis des crimes commis sur le territoire palestinien pourra s’exercer à l’égard de tous les acteurs du conflit, qu’ils soient ressortissants israéliens ou palestiniens. Cela est vrai tant dans l’hypothèse d’une simple déclaration de compétence qu’en cas d’adhésion de la Palestine au Statut de Rome.

Il est tout à fait possible que de grands efforts soient déployés pour alimenter l’enquête du Procureur avec des dossiers accablants contre des dirigeants du Hamas ou d’autres mouvements étiquetés terroristes par les chancelleries occidentales. Ces derniers ne sont-ils pas déjà la cible de processus d’élimination autrement plus efficaces que des poursuites criminelles soumises à un processus légal ?

La crainte de l’usage que l’Etat d’Israël pourrait en faire contre leurs dirigeants est un motif inavoué de la désaffection de certains Etats arabes pour la CPI. Si l’Etat hébreu s’est jusque-là volontairement maintenu en dehors du système de Rome, n’est-ce pas en raison des motifs sérieux qu’il aurait de craindre que ses dirigeants aient plus de comptes à rendre sur le terrain du droit international que de bénéfices à y récolter ?

Des considérations plus générales peuvent expliquer le manque d’ardeur des palestiniens vis-à-vis de la Cour pénale internationale. Nul ne prétendra qu’il suffirait que la Cour s’empare d’une situation pour que les violations du droit international cessent sur le territoire. Les exemples de la Lybie, du Soudan et de la Centrafrique sont, à cet égard, édifiants. Il serait tout aussi malhonnête de prétendre que l’engagement d’un processus légal entraverait les chances d’un processus de paix, au demeurant inexistant.

L’action éventuelle de la Cour se heurtera à ses difficultés  habituelles : une coopération insuffisante des Etats, des moyens humains et financiers limités, une dépendance vis-à-vis d’acteurs extérieurs pour rassembler les preuves et une prise en compte incertaine des intérêts des victimes.

Aucun de ces obstacles ne justifie que la population palestinienne soit volontairement maintenue en dehors du champ de la protection pénale internationale. La CPI a précisément été créée pour pallier la défaillance des Etats concernés dans la poursuite et le jugement des auteurs des crimes internationaux les plus graves. Or, l’incapacité des autorités palestiniennes à engager un processus judiciaire national n’a d’égale que l’absence de volonté, côté israélien.

Il est- de nouveau- urgent que la Palestine dépose les instruments d’adhésion au Statut de Rome auprès du Secrétaire-Général des Nations Unies. Cette démarche donnera à la CPI compétence au regard des crimes internationaux susceptibles d’être commis sur son territoire- et par ses ressortissants- à l’avenir. Son adhésion lui offrira un siège et donc une voix au sein de l’Assemblée des Etats parties qui exerce les fonctions législatives et de supervision vis-à-vis de la Cour.

Il serait efficace que, de surcroît, la Palestine souscrive immédiatement une nouvelle déclaration de compétence auprès du Greffier de la Cour et engage, dès à présent, des efforts diplomatiques afin que les résultats de l’enquête confiée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU à une commission indépendante soient exploités par le Procureur de la CPI.

Alors seulement cette impression de passer par la petite porte se dissipera et l’inanité attachée aux expériences passées des missions d’enquête effacée. La conscience de l’humanité ne peut plus s’accommoder d’engagements aussi éphémères que l’émotion suscitée par un intérêt médiatique bien volatile. En agissant ainsi, les dirigeants de la Palestine affirmeront leur détermination à voir nommer, poursuivre et juger les criminels. De simples victimes, les palestiniens deviendront enfin sujets de droit, acteurs de leur procès à qui les réparations seront dues et non plus consenties.

  
Alia Aoun est avocate au barreau de Paris, spécialisée en droit pénal. Admise depuis 2008 sur la liste des Conseils de la Cour pénale internationale, elle a exercé, entre 2010 et 2012, les fonctions de Chef Adjointe du Bureau de la défense du Tribunal spécial pour le Liban





[1]  Plus de deux-tiers des 193 Etats membres, soit 138 Etats ont voté pour ; 9 ont voté contre, dont les EU, le Canada et Israël ; 41 Etats se sont abstenus, dont l’Allemagne et la Grande-Bretagne
[2] http://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=14898&LangID=F
[3] La « violation des règles d’un procès équitable » se glisse curieusement parmi les chefs de crime de guerre et crimes contre l’humanité d’apartheid, d’occupation et d’homicide volontaire
[4] Voir, notamment : le mémo déposé devant le Bureau du Procureur par Madame Vera Gowlland-Debbas, http://www.icc-cpi.int/NR/rdonlyres/56368E8B-2FBB-4CFB-88AB-98D105F2C56F/282610/PalestineGowllandDebbas.pdf
[5] Réponse à une question dans le cadre d’une rencontre tenue le 20 mars 2013 à l’Académie diplomatique internationale
[6] Les crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou le génocide. L’exercice de la compétence à l’égard du crime d’agression est soumis à des conditions supplémentaires qui ne sont pas en vigueur à ce jour. Ces crimes sont énumérés à l’article 5 du Statut
[7] Telles sont les conditions préalables à l’exercice de la compétence définies à l’article 13 du Statut de Rome
[8] Article 12.1 du Statut
[9] Article 13 b) du Statut 
[10] Le communiqué en date du 5 août 2014, publié par le Bureau du Procureur de la CPI, à l’occasion de la rencontre entre Madame Bensouda et le ministre des Affaires étrangères de Palestine, indique que le parcours de la plainte du 25 juillet s’arrêtera là : « La Palestine n'est pas un État partie au Statut de Rome. La Cour n'a reçu de la Palestine aucun document officiel faisant état de son acceptation de sa compétence ou demandant au Procureur d'ouvrir une enquête au sujet des crimes allégués, suite à l'adoption de la résolution (67/19) de l'Assemblée générale des Nations Unies en date du 29 novembre 2012, qui accorde à la Palestine le statut d'État non membre observateur. Par conséquent, la CPI n'est pas compétente pour connaître des crimes qui auraient été commis sur le territoire palestinien». (ndr en date du 6 août 2014)