mardi 22 septembre 2015

Nous autres réfugiés - Hanna Arendt

Tout d’abord, nous n’aimons pas que l’on nous traite de « réfugiés ». Nous nous baptisons « nouveaux arrivants » ou « immigrés ». Nos journaux sont destinés aux « Américains de langue allemande » et, à ma connaissance, il n’y a pas et il n’y a jamais eu d’association fondée sur les persécutés du régime hitlérien dont le nom pût laisser entendre que ses membres fussent des « réfugiés » - Hanna Arendt (For the English version, please click here )

Jusqu’à présent le terme de réfugié évoquait l’idée d’un individu qui avait été contraint à chercher refuge en raison d’un acte ou d’une opinion politique. Or, s’il est vrai que nous avons dû chercher refuge, nous n’avons cependant commis aucun acte répréhensible, et la plupart d’entre nous n’ont même jamais songé à professer une opinion politique extrémiste. Avec nous, ce mot « réfugié » a changé de sens. On appelle de nos jours « réfugiés » ceux qui ont eu le malheur de débarquer dans un nouveau pays complètement démunis et qui ont dû recourir à l’aide de comités de réfugiés.

Avant même que cette guerre n’éclate, nous nous montrions encore plus susceptibles quant à l’appellation de réfugiés. Nous nous efforcions de prouver aux autres que nous n’étions que des immigrés ordinaires. Nous affirmions être partis de notre plein gré vers des pays de notre choix et nous niions que notre situation eût rien à voir avec les « prétendus problèmes juifs ». Certes, nous étions des « immigrants » ou de « nouveaux arrivants » qui avions abandonné notre pays parce qu’un beau jour il ne nous convenait plus, voire pour des motifs purement économiques. Nous voulions refaire nos vies, un point c’est tout. Or cela suppose une certaine force et une bonne dose d’optimisme : nous sommes donc optimistes.

En fait, cet optimisme est vraiment quelque chose d’admirable, même si c’est nous qui l’affirmons. L’histoire de notre lutte est désormais connue. Nous avons perdu notre foyer, c’est-à-dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c’est-à-dire l’assurance d’être de quelque utilité en ce monde. Nous avons perdu notre langue maternelle, c’est-à-dire nos réactions naturelles, la simplicité des gestes et l’expression spontanée de nos sentiments. Nous avons laissé nos parents dans les ghettos de Pologne et nos meilleurs amis ont été assassinés dans des camps de concentration, ce qui signifie que nos vies privées ont été brisées.

Néanmoins, dès que nous fûmes sauvés – et la plupart d’entre nous durent être sauvés à plusieurs reprises –, nous commençâmes notre nouvelle vie en nous efforçant de suivre au pied de la lettre tous les conseils avisés de nos sauveurs. Ils nous demandèrent d’oublier, et nous oubliâmes effectivement plus vite encore qu’on eût pu le croire. Ils nous rappelèrent amicalement que ce nouveau pays deviendrait une nouvelle patrie et, de fait, au bout de quatre semaines en France ou de six semaines en Amérique, nous nous prétendions français ou américains. Les plus optimistes d’entre nous allaient même jusqu’à prétendre que toute leur existence préalable s’était écoulée dans une sorte d’exil inconscient et que seul leur nouveau pays leur avait révélé ce qu’était véritablement une patrie. Sans doute élevons-nous parfois quelque objection lorsqu’on nous demande d’oublier notre précédente profession et il nous est extrêmement difficile de nous débarrasser de nos anciens idéaux lorsque notre statut social est en jeu. En ce qui concerne la langue, nous n’éprouvons en revanche aucune difficulté : au bout d’un an seulement, les optimistes sont convaincus qu’ils manient l’anglais aussi bien que leur langue maternelle et, au bout de deux ans, ils jurent leurs grands dieux qu’ils le parlent mieux que toute autre langue – se souvenant à peine de l’allemand.

Afin d’oublier de façon encore plus efficace, nous préférons éviter toute allusion aux camps de concentration ou d’internement que nous avons connus dans presque tous les pays d’Europe – ce qui risquerait en effet d’être interprété comme une attitude pessimiste ou un manque de confiance dans la nouvelle patrie. Combien de fois ne nous a-t-on pas en outre répété que personne n’aime entendre parler de cela ; l’enfer n’est plus une croyance religieuse ni un délire de l’imagination, mais quelque chose de tout aussi réel que les maisons, les pierres et les arbres qui nous entourent. Manifestement personne ne veut savoir que l’histoire contemporaine a engendré un nouveau type d’êtres humains – ceux qui ont été envoyés dans les camps de concentration par leurs ennemis et dans les camps d’internement par leurs amis.

Même entre nous nous n’évoquons pas ce passé : nous avons trouvé au contraire une manière bien à nous de maîtriser un avenir incertain. À l’instar des autres, nous faisons des projets, formulons des vœux. Mais, par-delà ces attitudes très généralement humaines, nous nous efforçons d’envisager l’avenir de manière plus scientifique. Après une telle malchance, nous désirons nous engager sur une voie vraiment sûre. C’est pourquoi nous abandonnons la terre avec toutes ses incertitudes et nous tournons nos regards vers le ciel. Ce sont les astres – plutôt que les journaux – qui nous prédisent la victoire de Hitler et la date à laquelle nous deviendrons citoyens américains. Les astres nous paraissent plus fiables que tous nos amis ; ce sont eux qui nous apprennent quand doit avoir lieu le déjeuner avec nos bienfaiteurs et quel sera le jour le plus propice pour remplir l’un de ces innombrables questionnaires qui accompagnent nos vies actuellement. Parfois même nous recourons aux lignes de la main, voire à la graphologie. Ainsi en apprenons-nous moins sur les événements politiques que sur notre cher « Moi », même si la psychanalyse est un peu passée de mode. Révolue l’époque heureuse où, par ennui, les personnalités de la haute société évoquaient les frasques géniales de leur petite enfance ; elles ne veulent plus entendre parler d’histoires de fantômes : ce sont les expériences réelles qui leur donnent la chair de poule. Il n’y a plus besoin d’ensorceler le passé, il l’est suffisamment en réalité. Ainsi, en dépit de l’optimisme que nous affichons, nous utilisons toutes sortes de recettes magiques pour évoquer les esprits de l’avenir.


Je ne sais quels souvenirs et quelles pensées hantent nos rêves nocturnes et je n’ose m’en enquérir car moi aussi je me dois d’être optimiste. Mais parfois j’imagine qu’au moins la nuit nous pensons à nos morts, que nous nous souvenons des poèmes que nous avons aimés autrefois. Je pourrais même concevoir comment nos amis de la côte Ouest, durant le couvre-feu, ont pu nous considérer non seulement comme des « citoyens en puissance », mais comme d’actuels « indésirables ». En plein jour bien sûr, nous ne devenons indésirables que « techniquement » parlant, tous les réfugiés le savent. Mais lorsque des motifs techniques vous ont empêché de quitter votre patrie lorsqu’il faisait noir, il n’était certes pas aisé d’éviter quelques sombres réflexions sur les rapports entre la technicité et la réalité. Décidément notre optimisme est vicié. Témoins ces curieux optimistes parmi nous qui, après avoir prononcé d’innombrables discours optimistes, rentrent chez eux et allument le gaz ou se jettent du haut d’un gratte-ciel, et qui ont l’air d’attester que notre gaieté affichée est fondée sur une dangereuse promptitude à mourir. Élevés dans la conviction que la vie est le plus précieux de tous les biens, et la mort l’épouvante absolue, nous sommes devenus les témoins et les victimes de terreurs bien plus atroces que la mort – sans avoir pu découvrir un idéal plus élevé que la vie.

Ainsi, bien que la mort ait perdu à nos yeux son caractère horrible, nous ne sommes pas pour autant devenus capables ni désireux de risquer notre vie pour une cause. Au lieu de se battre ou de se demander comment résister, les réfugiés se sont habitués à souhaiter la mort de leurs amis ou parents ; lorsque quelqu’un vient à mourir, nous imaginons tranquillement tous les maux qui lui ont été épargnés. En définitive, beaucoup d’entre nous finissent par souhaiter s’épargner eux aussi la souffrance et agissent en conséquence.

Depuis 1938, depuis l’invasion de l’Autriche par Hitler, nous avons vu avec quelle rapidité l’optimisme éloquent pouvait se muer en un pessimisme silencieux. Au fur et à mesure que le temps passait, les choses ont empiré : nous sommes devenus encore plus optimistes et encore plus enclins au suicide. Les Juifs autrichiens sous Schuschnigg étaient des gens extrêmement sereins – tous les observateurs impartiaux les admiraient. Il était merveilleux de voir à quel point ils étaient intimement convaincus que rien ne pouvait leur arriver. Mais lorsque les troupes allemandes envahirent le pays et que les voisins non juifs provoquèrent des émeutes à la porte des Juifs, les Juifs autrichiens commencèrent à se suicider.

Contrairement à d’autres suicidés, nos amis ne laissent aucune explication de leur acte, ne formulent aucune accusation, n’incriminent pas ce monde qui contraint un homme désespéré à parler et à se conduire sereinement jusqu’à son dernier jour. Les lettres qu’ils laissent sont conventionnelles, ce sont des documents sans signification. C’est pourquoi les oraisons funèbres que nous prononçons devant leurs tombes sont brèves, embarrassées et pleines d’espoir. Personne ne s’interroge sur leurs motifs : ils nous paraissent clairs.

J’évoque ici les choses impopulaires et, pire encore, je n’allègue même pas à l’appui de mes dires les seuls arguments susceptibles d’impressionner à notre époque moderne – à savoir des données statistiques. Même ces Juifs qui nient farouchement l’existence du peuple juif nous offrent une belle chance de survie en tant que données statistiques. Comment pourraient-ils sinon prouver que seuls quelques Juifs sont criminels et que beaucoup de Juifs ont été tués en tant que bons patriotes pendant la guerre ? Grâce à leur effort pour sauver la vie statistique du peuple juif, nous savons que les Juifs détenaient le taux de suicide le plus bas de toutes les nations civilisées. Je suis sûre que ces données ne sont plus du tout exactes, mais je ne puis le prouver à l’aide de nouvelles statistiques, tout en étant en mesure d’alléguer de nouvelles expériences. Cela devrait suffire à ces âmes sceptiques qui n’ont jamais été entièrement convaincues de ce que la mesure d’un crâne fournit l’idée exacte de son contenu, ou de ce que les statistiques criminelles attestent du niveau exact de la morale nationale. Quoi qu’il en soit, où que vivent à l’heure actuelle les Juifs européens, leur conduite n’est plus conforme aux lois statistiques. Les suicides ne se produisent plus seulement parmi les populations affolées de Berlin et de Vienne, de Bucarest et de Paris, mais également à New York et Los Angeles, Buenos Aires et Montevideo.

D’un autre côté, on n’a presque rien dit des suicides dans les ghettos et les camps de concentration eux-mêmes. Il est vrai que nous n’avons presque pas eu d’écho en provenance de Pologne, mais nous sommes en revanche tout à fait bien informés sur les camps de concentration en Allemagne et en France.

Au camp de Gurs par exemple, où j’ai eu l’occasion de séjourner quelque temps, je n’ai entendu parler de suicide qu’une seule fois, et il s’agissait là d’inciter à l’action collective, et apparemment d’une sorte de protestation destinée à dérouter les Français. Lorsque certains d’entre nous remarquèrent que, de toute façon, nous avions été expédiés là pour crever [2] En français dans le texte. (NdT), l’humeur générale se mua soudain en un ardent courage de vivre. La plupart estimaient qu’il fallait être anormalement asocial et non concerné par les événements de l’histoire pour être encore capable d’interpréter ce destin comme une malchance individuelle et personnelle et pour mettre de ce fait un point final à sa vie de façon personnelle et individuelle.

Mais, les mêmes individus, dès qu’ils retournaient à leurs vies personnelles et se trouvaient confrontés à des problèmes apparemment individuels, faisaient à nouveau preuve de cet optimisme forcené voisin du désespoir.

Nous sommes les premiers Juifs non religieux persécutés – et nous sommes les premiers à y répondre par le suicide non seulement in extremis. Peut-être les philosophes ont-ils raison d’enseigner que le suicide est l’ultime et suprême garantie de la liberté humaine : si nous ne sommes pas libres de créer nos vies ou le monde dans lequel nous vivons, nous sommes néanmoins libres de rejeter la vie et de quitter le monde. Les Juifs pieux ne peuvent assurément pas prendre conscience de cette liberté négative : pour eux le suicide est un meurtre, c’est-à-dire la destruction de ce que l’homme n’est jamais capable de faire, une interférence avec les droits du Créateur. Adonai nathan veadonai lakach(« Dieu a donné et Dieu a repris »), et ils ajouteraient : baruch shem adonai (« Béni soit le nom de Dieu »). Pour eux, se suicider, tout comme tuer, c’est blasphémer la création tout entière. L’homme qui se suicide affirme que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et que le monde n’est pas digne de l’abriter.

Pourtant nos suicides ne sont pas le fait de rebelles fous qui lancent un défi à la vie et au monde et qui tentent de détruire en eux l’univers tout entier. Ils disparaissent tranquillement et modestement. Ils semblent même s’excuser de la solution violente qu’ils ont trouvée à leurs problèmes personnels. À les entendre, d’une manière générale, les événements politiques n’avaient rien à voir avec leur destin individuel : quelque favorables ou défavorables qu’aient été les circonstances, ils ne croyaient qu’en leur propre personnalité. Maintenant, ils se découvrent quelques mystérieux défauts qui les empêchent de continuer. Persuadés dès leur plus tendre enfance d’avoir droit à un certain statut social, le fait de ne plus pouvoir le maintenir leur apparaît comme un échec. Leur optimisme constitue une vaine tentative pour rester à flot. Derrière cette façade de gaieté, ils luttent constamment de façon désespérée avec eux-mêmes. En définitive, ils meurent d’une sorte d’égoïsme.

Si l’on nous sauve, nous nous sentons humiliés, et si l’on nous aide, nous nous sentons rabaissés. Nous luttons comme des fous pour nos existences privées, nos destins individuels, car nous redoutons de faire partie de ce lot misérable deschnorrers dont certains d’entre nous, jadis philanthropes, ne se souviennent que trop. De même qu’autrefois nous n’avons pas compris que le prétendu schnorrer était un symbole du destin juif et non un schlemihl, de même aujourd’hui nous n’estimons pas avoir droit à la solidarité juive ; nous n’arrivons pas à prendre conscience du fait que ce n’est pas tant nous-mêmes qui sommes concernés, que le peuple juif tout entier. Ce manque de compréhension a parfois fortement été renforcé par nos protecteurs. Je me souviens d’un directeur parisien fort charitable qui, chaque fois qu’il recevait la carte d’un intellectuel juif allemand avec l’inévitable mention « Dr … », s’exclamait d’une voix forte : « Herr Doktor, Herr Doktor, Herr Schnorrer, Herr Schnorrer ! » La conclusion de ces expériences désagréables est fort simple : être docteur en philosophie ne nous satisfait plus guère et nous avons appris que, pour construire une nouvelle vie, il fallait tout d’abord enjoliver l’ancienne. On a inventé un joli conte pour décrire notre comportement : un basset émigré [3] En français dans le texte. (NdT) et isolé dans son malheur proclame d’emblée : « Autrefois, lorsque j’étais un saint-bernard … »

Nos nouveaux amis plutôt submergés par tant d’étoiles et d’hommes célèbres ont du mal à comprendre qu’à la base de toutes nos descriptions de nos splendeurs passées gît une vérité humaine : autrefois nous étions des personnes dont on se souciait, nous avions des amis qui nous aimaient et nous étions même réputés auprès de nos propriétaires pour payer régulièrement nos loyers. Autrefois nous pouvions faire nos courses et prendre le métro sans nous entendre dire que nous étions indésirables. Nous sommes devenus quelque peu hystériques depuis que des journalistes ont commencé à nous repérer et à nous enjoindre publiquement de ne pas nous montrer désagréables en achetant du pain ou du lait. Nous nous demandons comment cela est possible : nous nous montrons si prudents à chaque moment de notre vie quotidienne, évitant que l’on ne devine qui nous sommes, quel type de passeport nous possédons, où ont été remplis nos certificats de naissance – et que Hitler ne nous aimait pas. Nous essayons de nous adapter le mieux possible à un monde où il faut faire preuve de conscience politique lorsqu’on fait ses courses. Dans de telles circonstances, le saint-bernard ne peut que continuer à grandir. Je ne pourrai jamais oublier ce jeune homme qui, lorsqu’il dut accepter un certain emploi, soupira : « Vous ne savez pas à qui vous parlez ; j’étais chef de rayon chez Karstadt [un grand magasin de Berlin]. » Mais il y a aussi le désespoir profond de cet homme d’un certain âge qui, passant par les innombrables relais des différents comités pour être secouru, finit par s’exclamer : « Et personne ici ne sait qui je suis ! » Comme personne ne voulait le traiter en être humain digne de ce nom, il commença par envoyer des télégrammes à des personnalités et à ses relations haut placées : il apprit rapidement que, dans ce monde fou, un « grand homme » est accepté plus facilement qu’un simple être humain.

Moins nous sommes libres de décider qui nous sommes ou de vivre comme nous l’entendons, et plus nous essayons d’ériger une façade, de masquer les faits et de jouer des rôles. Nous avions été chassés d’Allemagne parce que nous étions juifs. Mais à peine avions-nous franchi la frontière que nous étions des « boches ». On nous dit même qu’il fallait accepter cette épithète si nous étions vraiment contre les théories raciales de Hitler. Pendant sept ans, nous essayâmes ridiculement de jouer le rôle de Français – ou tout au moins de futurs citoyens ; mais au début de la guerre on nous interna en qualité de « boches » comme si de rien n’était.

Cependant, entre-temps, la plupart d’entre nous étaient devenus des Français si loyaux que nous ne pouvions même pas critiquer un ordre du gouvernement français ; aussi déclarions-nous qu’il n’y avait rien de mal à être internés. Nous étions les premiers « prisonniers volontaires » que l’histoire ait jamais vus, après que les Allemands eurent envahi le pays, le gouvernement français n’eut plus qu’à changer le nom de la fabrique : emprisonnés parce qu’Allemands, on ne nous libéra pas parce que nous étions juifs.

La même histoire se répète d’un bout à l’autre du monde. En Europe, les nazis confisquèrent tous nos biens, mais au Brésil nous devions payer trente pour cent de notre fortune, au même titre que le plus loyal membre du Bund der Auslandsdeutschen. À Paris, nous ne pouvions pas sortir après huit heures du soir parce que nous étions juifs, mais à Los Angeles nous subissions des restrictions parce que nous étions « ressortissants d’un pays ennemi ».

Malheureusement, les choses ne se présentent pas sous un meilleur jour lorsque nous rencontrons des Juifs. Les Juifs de France étaient persuadés que tous les Juifs arrivant d’outre-Rhin étaient des Polaks – ce que les Juifs allemands appelaient pour leur part des Ostjuden. Mais les Juifs qui venaient vraiment d’Europe orientale n’étaient pas d’accord avec leurs frères français et nous appelaient les Jaeckes. Les fils de ceux qui haïssaient les Jaeckes – la seconde génération née en France et parfaitement assimilée – partageaient l’opinion des Juifs français de la grande bourgeoisie. Ainsi, au sein de la même famille, vous pouviez être qualifiés de Jaeckes par le père et de Polak par le fils.

Depuis la déclaration de la guerre et la catastrophe survenue parmi les Juifs d’Europe, le simple fait d’être réfugiés nous a empêchés de nous mêler à la société juive du pays en question, à quelques exceptions près qui ne font que confirmer la règle. Ces lois sociales tacites, bien qu’elles ne soient jamais reconnues ouvertement, ont la grande force de l’opinion publique. Or, une telle opinion et une telle pratique silencieuses importent plus pour notre vie quotidienne que les proclamations officielles d’hospitalité et de bonne volonté.


L’homme est un animal social et la vie lui devient pénible lorsque les liens sociaux se trouvent rompus. Les critères moraux se conservent beaucoup plus aisément dans la trame de la société. Très peu d’individus ont la force de conserver leur propre intégrité si leur statut social, politique et juridique est simplement remis en question. N’ayant pas le courage nécessaire pour lutter et modifier notre statut social et juridique, nous avons décidé, pour la plupart d’entre nous, d’essayer de changer d’identité, et ce comportement étrange ne fait qu’empirer les choses. Nous sommes en partie responsables de l’état de confusion dans lequel nous vivons.

Un jour quelqu’un écrira l’histoire vraie de l’émigration des Juifs allemands et il faudra commencer par décrire ce M. Cohn de Berlin qui a toujours été allemand à cent cinquante pour cent, un super-patriote allemand. En 1933, ce même M. Cohn se réfugia à Prague et devint très rapidement un patriote tchèque très convaincu – aussi vrai et aussi loyal qu’il avait été un vrai et loyal patriote allemand. Le temps passa et vers 1937 le gouvernement tchécoslovaque, sous la pression des nazis, commença à expulser les réfugiés juifs sans tenir compte du fait qu’ils se sentaient de futurs citoyens tchèques. Cohn partit alors pour Vienne : pour s’y intégrer, un patriotisme autrichien sans ambiguïté était requis. L’invasion allemande contraignit M. Cohn à fuir ce pays. Il débarqua à Paris à une mauvaise période, si bien qu’il n’obtint jamais un permis de séjour en règle. Étant passé maître dans l’art de prendre ses désirs pour la réalité, il refusait de prendre au sérieux les mesures purement administratives, convaincu qu’il était de passer les prochaines années de sa vie en France. C’est la raison pour laquelle il préparait son assimilation en France en s’identifiant à « notre » ancêtre Vercingétorix. Mais mieux vaut ne pas m’étendre davantage sur les prochaines aventures de M. Cohn. Aussi longtemps que M. Cohn ne pourra pas se résoudre à être ce qu’il est en fait, un Juif, personne ne peut prédire tous les changements déments qu’il aura encore à subir.

Un homme qui désire se perdre lui-même découvre en fait les possibilités de l’existence humaine, qui sont infinies, de même que l’est la Création. Mais le fait de retrouver une nouvelle personnalité est aussi difficile et aussi désespéré que recréer le monde. Quoi que nous fassions, quoi que nous feignions d’être, nous ne révélons rien d’autre que notre désir absurde d’être autres, de ne pas être juifs. Toutes nos actions sont dirigées vers l’obtention de ce but : nous ne voulons pas être des réfugiés parce que nous ne voulons pas être juifs ; et si nous prétendons être de langue anglaise, c’est parce que les immigrants de langue allemande de ces dernières années sont marqués du signe « Juifs ». Nous ne nous considérons pas comme apatrides car la majorité des sans-patrie sont juifs ; nous ne désirons devenir de loyaux Hottentots que pour dissimuler le fait que nous sommes juifs. Nous n’y parvenons pas et il est impossible d’y parvenir ; sous notre façade d’« optimisme », vous pouvez aisément déceler la tristesse désespérée des assimilationnistes.

Avec nous autres immigrants allemands, le mot d’assimilation a reçu une signification philosophique « profonde ». Vous ne pouvez pas imaginer comme nous prenions cela au sérieux. L’assimilation ne signifiait pas l’adaptation nécessaire au pays où le hasard nous avait fait naître et au peuple dont il se trouvait que nous parlions la langue : nous nous adaptons en principe à tout et à tout le monde. Cette attitude ne m’est apparue dans toute sa clarté que grâce à la formule de l’un de mes compatriotes qui, apparemment, savait exprimer ses émotions. Venant tout juste d’arriver en France, il créa l’une de ces sociétés d’adaptation dans lesquelles les Juifs allemands affirmaient à qui voulait bien les entendre qu’ils étaient d’ores et déjà français. Dans son premier discours il dit : « Nous avons été de bons Allemands en Allemagne et nous serons de bons Français en France. » Il fut applaudi avec enthousiasme et personne ne rit ; nous étions heureux d’avoir appris comment manifester notre loyauté.

Si le patriotisme était affaire de routine ou de pratique, nous serions le peuple le plus patriotique du monde. Revenons à notre M. Cohn : il a certainement battu tous les records. Il est cet immigrant idéal qui voit rapidement et aime les montagnes du pays dans lequel un destin terrible l’a conduit. Mais puisque le patriotisme n’est pas encore perçu comme une affaire de pratique, il est difficile de convaincre les gens de la sincérité de nos transformations réitérées. Cette lutte rend notre propre société si intolérante : nous exigeons d’être pleinement reconnus individuellement, indépendamment de notre propre groupe, parce que nous ne sommes pas en position de force pour l’obtenir des autochtones. Ceux-ci, confrontés aux étranges créatures que nous sommes, deviennent suspicieux ; de leur point de vue, en règle générale, seule la loyauté à l’égard de notre ancien pays est compréhensible. Ce qui nous rend la vie très amère. Nous pourrions surmonter cette suspicion si nous leur expliquions qu’étant juifs, notre patriotisme dans notre pays d’origine avait un aspect plutôt particulier bien qu’il fût sincère et profondément enraciné. Nous avons écrit de gros volumes pour le prouver et payé toute une bureaucratie pour explorer son ancienneté et l’expliquer statistiquement. Nous avons demandé à des érudits d’écrire des dissertations philosophiques sur l’harmonie préétablie entre Juifs et Français, Juifs et Allemands, Juifs et Hongrois, Juifs et … Notre loyauté d’aujourd’hui si souvent suspectée a une longue histoire. Elle est l’histoire de cent cinquante ans de judaïsme assimilé qui a réussi un exploit sans précédent : bien que prouvant en permanence leur non-judéité, ils ont néanmoins réussi à rester juifs.

Cette confusion désespérée de ces voyageurs semblables à Ulysse, mais qui contrairement à lui ne savent pas qui ils sont, s’explique aisément par leur manie de refuser de conserver leur identité. Cette manie est bien antérieure aux dix dernières années qui ont révélé l’absurdité profonde de notre existence. Nous sommes comme ces gens qui ont une idée fixe et qui ne peuvent s’empêcher d’essayer de dissimuler continuellement une tare imaginaire.

C’est pourquoi nous nous enthousiasmons pour toute nouvelle possibilité qui, du fait qu’elle est nouvelle, nous paraît miraculeuse. Nous sommes fascinés par toute nouvelle nationalité, de même qu’une femme un peu forte est ravie par une nouvelle robe qui promet de lui donner l’apparence souhaitée. Mais elle n’aime cette nouvelle robe qu’aussi longtemps qu’elle croit en ses qualités miraculeuses et elle la mettra au rebut dès qu’elle découvrira qu’elle ne modifie pas sa stature ou, en l’occurrence, son statut.

On peut être surpris de ce que l’apparente inutilité de tous nos bizarres déguisements n’ait pas réussi à nous décourager. S’il est vrai que les hommes tirent rarement la leçon de l’histoire, il est également vrai que leurs expériences personnelles qui, dans notre cas, se répètent sans cesse, peuvent être riches d’enseignement. Mais, avant de nous jeter la première pierre, souvenez-vous qu’être juif ne confère aucun statut légal en ce monde. Si nous commencions par dire la vérité, à savoir, que nous ne sommes que des Juifs, cela reviendrait à nous exposer au destin d’êtres humains qui, parce qu’ils ne sont protégés par aucune loi spécifique ni convention politique, ne sont que des êtres humains. Je m’imagine mal une attitude plus dangereuse puisque nous vivons actuellement dans un monde où les êtres humains en tant que tels ont cessé d’exister depuis longtemps déjà ; puisque la société a découvert que la discrimination était la grande arme sociale au moyen de laquelle on peut tuer les hommes sans effusion de sang, puisque les passeports ou les certificats de naissance et même parfois les déclarations d’impôts ne sont plus des documents officiels, mais des critères de distinctions sociales. Il est vrai que la plus grande partie d’entre nous dépendons entièrement de critères sociaux ; nous perdons confiance en nous si la société ne nous approuve pas ; nous sommes, et avons toujours été prêts à payer n’importe quel prix pour être acceptés de la société. Mais il faut également reconnaître que ceux d’entre nous, peu nombreux, qui ont essayé de s’en sortir sans toutes ces combines et astuces d’adaptation et d’assimilation ont payé un prix beaucoup plus élevé qu’ils ne pouvaient se le permettre : ils ont compromis les quelques chances qu’on accorde même aux hors-la-loi dans un monde bouleversé.

L’attitude de ces quelques individus peu nombreux que l’on pourrait appeler, selon Bernard Lazare, des « parias conscients » s’explique aussi peu par les seuls événements récents que l’attitude de notre M. Cohn qui essayait par tous les moyens de devenir un parvenu. Tous deux sont fils du xixe siècle lequel, ignorant des hors-la-loi juridiques ou politiques, ne connaissait que trop bien les parias sociaux et leur contrepartie, les parvenus sociaux. L’histoire juive moderne ayant commencé avec les Juifs de cour et se poursuivant avec les millionnaires juifs et les philanthropes est encline à oublier cette autre tendance de la tradition juive illustrée par Heine, Rahel Varnhagen, Sholom Aleichem, Bernard Lazare, Franz Kafka ou même Charlie Chaplin. C’est la tradition d’une minorité de Juifs qui n’ont pas voulu devenir des parvenus, qui ont préféré le statut de « paria conscient ». Toutes les qualités juives tant vantées, le « cœur juif », l’humanité, l’humour, l’intelligence désintéressée, sont des qualités de parias. Tous les défauts juifs – manque de tact, imbécillité politique, complexe d’infériorité et avarice – sont caractéristiques des parvenus. Il y a toujours eu des Juifs qui n’estimaient pas utile de troquer leur attitude humaine et leur vue naturellement pénétrante de la réalité contre l’étroitesse de l’esprit de caste ou l’irréalité essentielle des transactions financières.

C’est l’histoire qui a imposé le statut de hors-la-loi à la fois aux parias et aux parvenus. Ces derniers n’ont pas encore accepté la grande sagesse de Balzac : « On ne parvient pas deux fois  (En français dans le texte. (NdT) », aussi ne comprennent-ils pas les rêves sauvages des parias et se sentent-ils humiliés de partager leur destin. Les quelques réfugiés qui insistent pour dire la vérité, au risque de l’« indécence », obtiennent en échange de leur impopularité un avantage inestimable : l’histoire n’est plus pour eux un livre fermé et la politique n’est plus le privilège des non-Juifs. Ils savent que la mise hors la loi du peuple juif en Europe a été suivie de près par celle de la plupart des nations européennes. Les réfugiés allant de pays en pays représentent l’avant-garde de leurs peuples s’ils conservent leur identité. Pour la première fois, l’histoire juive n’est pas séparée mais liée à celle de toutes les autres nations. Le bon accord des nations européennes s’est effondré lorsque et précisément parce qu’elles ont permis à leur membre le plus faible d’être exclu et persécuté.

Texte publié dans le recueil Hannah Arendt, La Tradition cachée, traduit de l’allemand par Sylvie Courtine-Denamy, Christian Bourgois, 1987. 
Publié pour la première fois dans The Menorah Journal, janvier 1943, p. 69-77, puis dans le recueil d'Arendt, The Jew as Pariah. Jewish Identity and Politics in the Modern Age, New York, Grove Press, 1978, p. 55-66. On le trouve online ici:
Arendt Hannah, « Nous autres réfugiés. », Pouvoirs 1/2013 (n° 144), p. 5-16
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