jeudi 11 août 2016

La mort tragique de Muhammad

Hela Ouardi, professeur à l’Université de Tunis, propose dans son ouvrage Les Derniers jours de Muhammad une reconstitution chronologique des événements qui ont précédé la mort du prophète de l’islam à Médine, le 8 juin 632. Son enquête (ou contre-enquête) interroge les différents livres de la tradition musulmane (sunnite et chiite), les récits biographiques et les textes des historiens, les compare et tente de restituer les faits, souvent intrigants, de la fin de la vie du prophète et de la lutte pour sa succession.
Pour lire l’article publié dans l’Orient Littéraire, veuillez suivre ce lien.

Historicité et tragédie
Ouardi oppose à l’adoration exacerbée de Muhammad et au personnage sacré le portrait d’un homme de chair et d’os. Un homme puissant, mais fragilisé à la fin de sa vie par la maladie (ou l’empoisonnement ?), par la mort de son fils inespéré Ibrahim, par sa défaite militaire face aux Byzantins, par les querelles entre ses compagnons, par l’intervention excessive de son entourage familial dans les affaires politiques, et par les rébellions de tribus au sud de l’Arabie et l’apparition de «faux prophètes» qui menacent l’hégémonie de sa nouvelle religion.
Ainsi, la chercheuse qui confronte les sources et les replace dans une linéarité, réunit des «morceaux du puzzle» pour donner une forme narrative suivie aux récits éclatés et aux versions divergentes qu’on relève surtout chez les traditionnistes musulmans. Elle rend l’homme à son historicité ou au « temps du monde » (selon les termes de Jacques Berque). Elle essaie aussi de faire la lumière sur les enjeux politiques et sociaux qui ont accompagné l’agonie du prophète puis qui ont retardé de deux jours son enterrement, donnant à sa solitude sur le lit de la mort, puis à son corps couvert de son manteau au milieu d’une pièce vide, une dimension tragique.

La lutte pour le pouvoir 
L’agonie de Muhammad et son décès ont déclenché dans son entourage une lutte acharnée pour le pouvoir. Comme toute lutte, celle-ci a connu des alliances et des trahisons, des menaces et des complots, des mensonges et des assassinats. Et si les noms d’Abû Bakr, de ‘Umar et de ‘Alî reviennent souvent durant cette lutte, c’est par ce qu’ils étaient les hommes les plus proches du défunt, et parce que les filles d’Abû Bakr et de ‘Umar, ‘Aïcha et Hafsa (épouses du prophète) et Fatima, la fille du dernier et l’épouse de ‘Ali (son cousin) étaient les plus influentes (notamment ‘Aïcha) et les plus présentes auprès du prophète avant sa mort.
Les origines de la « grande discorde » entre musulmans se trouvent donc dans cette phase historique dont certains traits sont restés obscurs malgré tous les récits et chronologies dispersés qui l’évoquent. Le fait que les trois Califes Omar, Othman et Ali soient assassinés plus tard en dit long sur la déchirure et les conflits que connaîtra la Oumma de l’islam après la disparition de son messager, même si la puissance des empires Umayyade puis Abbâside va les contenir sans pour autant les résoudre.


Ouardi nous offre dans son ouvrage un travail minutieux, synthétique, riche de sources et de notes bibliographiques (plus de 120 pages du livre sont consacrées à ces sources et notes). Elle promet une suite, ou une deuxième partie, traitant probablement de la fameuse réunion de « Saqïfat bani Sâ’ida » au cours de laquelle Médinois (Ansar) et Mécquois (Mouhajiroun) se sont affrontés (en « l’absence » de ‘Ali), avant de finalement trouver dans la douleur un compromis : la nomination d’Abou Bakr comme successeur de Muhammad, comme premier Calife. 

Le livre de Hela Ouardi est une référence pour mieux comprendre des années clés de l’histoire de l’islam. S’il permet de cerner les raisons profondes du malaise qui a suivi le décès de Muhammad (et qui va laisser des séquelles dans la conscience et l’imaginaire musulmans), il serait dangereux de faire des raccourcis et d’expliquer les conditions politiques contemporaines et l’émergence de phénomènes comme Daech à travers ces raisons. Car Daech, et contrairement aux allusions de l’écrivaine (dans son prologue), appartient beaucoup plus à la « modernité », aux XXe et XXIe siècles et leurs conflits politiques et géostratégiques, qu’à l’histoire musulmane et aux discordes du VIIe siècle.
Ziad Majed