vendredi 3 mars 2017

L'art au temps de la révolution

Après plusieurs ouvrages consacrés aux questions du féminisme islamique, de la littérature de guerre, du modernisme tribal et du rôle de l’intellectuel dans les systèmes autoritaires, la spécialiste américaine des cultures arabes contemporaines Miriam Cooke rend hommage dans son nouveau livre « Dancing in Damascus » (Danser à Damas) à l’art et la créativité au temps de la révolution en Syrie.

Ecrire et créer pour rester sain

Miriam Cooke analyse dans son travail le croisement de ce qu’elle qualifie de « politique et de poétique » durant les quatre années de révolution et de résistance qui aspiraient à tourner la page de quarante ans de silence et de tyrannie.

Partant des récits carcéraux, des romans et des écrits politiques qui avaient précédé la révolution syrienne, Cook empreinte à Jacques Derrida sa notion du « rapport indissociable entre la vie et la mort » pour expliquer le vécu des prisonniers politiques pendant de longues années dans les limbes, exclus du « temps » et du « lieu ». Leur prise de parole, associée à celle des intellectuels et artistes dissidents, a contribué à partir de 2001 à fissurer les murs de la peur.  Ainsi, quand 2011 voit éclater la révolution, ce que Derrida décrit d’« attendu sans attendre », devient la réalité de la Syrie au quotidien.       

L’art et les différentes formes d’expression émergentes dans les rues, les places publiques comme sur les réseaux sociaux vont permettre aux syriens d’affronter l’atomisation de leurs vies et de se reconstruire dans le temps et dans l’espace, jadis confisqués.

Cooke prête une importance exceptionnelle au langage populaire, aux mots et images, qui tout en accompagnant la libération de la parole dans le pays, ont surtout voulu, en 2011 comme en 2012, fulminer Bachar Al-Assad et ce qu’il représente. L’humour noir qui moquait le dictateur cherchait -selon elle- à transformer l’injustice et la répression en absurdité riante. Au-delà de ces fonctions, cet humour était aussi une forme de thérapie pour guérir des fractures et de la sujétion qui ont longtemps régné dans le pays.


Chorégraphie du Trauma

A travers un travail minutieux qui explore un grand nombre de tableaux, d’images, de films, de romans, de récits, de pièces de théâtre et de slogans de manifestations, tous parus (ou scandés) entre mars 2011 et décembre 2015, Miriam Cooke évoque plusieurs rôles joués par l’art et la créativité des syriens.

Si la résilience et l’acte libérateur de l’oppression restent les traits majeurs de ces rôles, l’art et la créativité ont également produit une nouvelle forme de documentation de l’horreur, de la violence, de la destruction et de l’exil. Ceci explique le fait que dans de nombreux films, peintures ou textes, les frontières entre la réalité et la fiction ont souvent été brouillées. On comprend par ailleurs comment l’élection de Facebook et de l’espace virtuel en domicile commun pour les artistes dispersés, poussés à l’exode comme les millions de réfugiés, a été capitale. C’est le lieu par excellence qui leur permettait de rester connectés au temps et à l’espace retrouvés, reconquis.

Cook relève enfin une différence intéressante entre la nouvelle génération d’artistes engagés et celle qui l’a précédée. Elle considère que durant la révolution, la volonté d’inscrire l’art dans une perspective universelle révélant la « condition humaine » face à l’inhumain a évincé l’engagement à caractère plutôt « idéologique » des artistes de la génération précédente. 

L’écrivaine conclut son précieux travail sur les artistes et les créateurs en tant que conservateurs de la révolution et de la mémoire des syriens, par une aporie (toujours inspirée par Derrida). Il s’agit en effet de cette force qui continue malgré tout à « créer sur le fil du rasoir », à danser au milieu des cendres, à transformer la tragédie en lueurs d’espoir. C’est ici que réside « l’unité entre la vie et la mort », le rapport indissociable entre les deux états de l’être et du néant. Et c’est là où pour reprendre les mots de Miriam Cooke, « le rêve impossible des cinéastes, artistes et poètes dissidents s’est réalisé dans l’action des gens. Les mots et les images […] se sont transformés en armes. Seul le temps dira si ces armes prévaudront ».
Ziad Majed